Mars 2018

 

Le Colomb de la pensée politique

Commentaire du Proèmio et des chapitres I & II des Discorsi de Machiavel

 

 

Cependant, animé de ce désir [la recherche des mers et des terres inconnues] qui me porte sans cesse à faire ce qui peut tourner à l’avantage commun à tous, je me suis déterminé à ouvrir une route nouvelle. (Discorsi, livre premier, Proèmio)

Si tous les autres hommes, contents de ce qu’ils possèdent entre eux, ne désiraient pas commander à d’autres. (Discorsi, livre premier, chapitre I)

Si … Énée est le premier fondateur de Rome… ; et si c’est Romulus… Dans tous les cas, on reconnaîtra la ville de Rome, dès le commencement, libre et indépendante. (Discorsi, livre premier, chapitre I)

Elle [la constitution] n’arriva à cette perfection que par la désunion du Sénat et du peuple [popolo]. (Discorsi, livre premier, chapitre II)    

 

 

Nicolas Machiavel est généralement présenté comme le premier penseur de la politique moderne. Plusieurs lectures de sa pensée sont possibles. Dans ce commentaire, portant sur l’Avant-propos (Proèmio) et les deux premiers chapitres de ses Discours sur la première décade de Tite-Live (Discorsi), nous allons lire le florentin, à notre façon, comme celui qui a tenté peut-être l’impossible en pensant et proposant une autre politique, une autre façon de voir et de faire la politique, à l’aube de la seconde moitié du premier millénaire. Une nouvelle politique en rupture avec la politique effective du moment, avec la théologie, le moralisme et l’idéologie de la concorde sociale. Disons le avec nos concepts actuels : une autre vision de la politique et de l’histoire, évènementielle, conflictuelle, non-linéaire, incertaine… et fondée sur la Res publica, la liberté et le pari.

Une pensée politique à la découverte d’un nouveau monde, à la façon de Colomb (l’image reprise de Leo Strass, chapitre sur Machiavel, Histoire de la philosophie politique p. 331), mais cette fois vers une terre politique, inconnue, à la fois en théorie et, surtout, en pratique effective.

Une pensée en scission avec la politique classique, bien qu’elle mobilise tous les ressorts de l’histoire antique, en concepts et en expériences. Principalement l’histoire grecque et surtout romaine pré-chrétienne, dans le seul but de refonder ou inventer la nouvelle politique du temps présent.

Une pensée politique pour changer la situation particulière du moment historique présent. De quelle situation s’agit-il ? Une péninsule latine, morcelée, divisée, occupée et dominée par les puissances étrangères, française, espagnole, Suisse. Des forces politiques et sociales conflictuelles, qui cherchent, malgré leur désunion, à s’ériger en un État-nation indépendant, uni et puissant : c’est ce qui constitue le terreau de la pensée politique machiavélienne.

Une pensée politique qui puise ses fondements dans ce qui a fait la puissance et le progrès des cités antiques bâties sur la virtù, la fortuna, les lois (leggi), les institutions (les « ordres », ordini), les bonnes coutumes… et aussi, surtout ?, sur un corps d’armée propre autochtone, « national », issu des régions et non mercenaire.

  Une pensée politique, enfin, clairement républicaine : ni monarchie ni aristocratie, ni pouvoir de l’un ni pouvoir des grands, ni tyrannie ni licence (anarchie). Mais République comme processus politique et social complexe, réversible, destructible et toujours libre et conflictuel à la fois. République comme forme de gouvernement, qui, parmi toutes les autres, est la seule qui est réellement libre, et cela justement de par le fait qu’il y a dans le principe de la liberté, donc de la république, la discorde entre le peuple et les grands, bien que toute discorde, si ce n’est pas régulée par les lois et les institutions, peut se transformer en mauvaise discorde et peut donc conduire la société et le pays à la ruine.

Machiavel a tenté d’ouvrir une nouvelle route de la pensée politique à un moment de l’histoire. C’était un chemin périlleux comme il reconnaît lui-même, « j’aurais bien de la peine à marcher sans doute », avoue-t-il au début de Proèmio. Sa pensée a peut-être été « inactuelle » (dans le sens nietzschéen du terme) à son époque. Néanmoins, pour la pensée politique à venir (formule empruntée d’Agamben dans Moyens sans fins), certaines idées qu’il a formulées au tout début des Discours, et qu’il va développer tout au long de cette œuvre, sont bien « actuelles » aujourd’hui, cinq cent ans après. Pour reprendre une formule de Daniel Bensaïd au sujet du Manifeste communiste, c’est peut-être de « l’actuel encore actif »  (Considérations inactuelles sur «l’actuel encore actif » du Manifeste communiste).

[Remarque : dans toutes les citations de ce travail, les entre-crochets sont de moi]

-------------------------------------------

Les Discorsi constituent L’œuvre républicaine de Machiavel. Elle est composée par l’auteur de 1513 à 1518, après 14 années de service rendu à la Chancellerie de Florence comme second secrétaire, entre 1498 et 1512, date à laquelle il est exclu de toutes fonctions par le nouveau prince qui a pris le pouvoir dans la principauté. Les Discorsi sont publiés après la mort de l’auteur en 1531, tout comme l’autre grande œuvre plus connue de Machiavel : Le Prince (1532).

Au préalable, il est important de se pencher un moment sur ce qui différencie les deux livres afin de saisir le sens et les problématiques de l’Avant-propos et des deux premiers chapitres des Discorsi.  Les deux œuvres se différencient par trois particularités.   

La première, c’est que Le Prince s’adresse aux monarques dans une Italie désunie et dominée au début de XVIème siècle européen : un territoire troublé par des conflits intérieurs sous différents principats. Ce problème est moins le centre principal d’intérêt des Discorsi  qui s’intéressent davantage à la question de la République, du gouvernement du bien commun (l’avantage commun), de la Res publica, qui est le régime préféré de Machiavel. Il s’agit donc ici d’étudier la République dans sa genèse historique, sons sens, ses caractéristiques, ses forces et ses faiblesses...

Je laisserai de côté [dans Le Prince] la discussion sur les républiques, parce que, une autre fois [dans les Discorsi], j’en ai discuté longuement. Je me tournerai [donc dans Le Prince] vers le principat [la monarchie]… et je disputerai comment ces principats [ses monarchies] se peuvent gouverner et maintenir. 

Chapitre II – Le Prince.

La deuxième particularité différenciant Le Prince et les Discorsi, c’est que dans un cas il s’agit de la pratique politique et dans l’autre cas, il s’agit plutôt du sens de la politique. Le Prince cherche comment faire pour que les principautés soient gouvernées et ordonnées dans le temps et l’espace pour perdurer, se maintenir et se développer sous un prince s’il combine sciemment virtù et fortuna. Comment peut-on, par ce biais, bâtir une Italie unie, puissante et indépendante des grandes puissances dominatrices ? Et pour cela, comment conseiller le Prince rédempteur. Ce livre est essentiellement un « miroir des princes », comme tant d’autres mais avec ses singularités propres, et s’adresse essentiellement à eux. C’est un "manuel" pratique de la bonne gouvernance monarchique : quelle tactique et quelle stratégie, politique et militaire, à opter effectivement dans chaque situation politique concrète et particulière ? Mais le livre des Discours est autre chose. C’est plutôt, répétons-le, une œuvre de pensée ou de philosophie politique. Ici, comme on le verra dans notre étude, ce sont les théories, concepts (bien que ce terme est absent dans le vocabulaire machiavélien) ou idées qui entrent en jeu. Ici, on est en présence des grands principes qui séparent et opposent les différentes formes de gouvernement. On est en face de la question fondamentale de la philosophie politique de tous les temps: qu’est-ce que la cité préférable et en quoi elle peut « procurer le bien commun de chacun » en dehors de toute transcendance, religieuse ou séculière, de toute force autre que la puissance et la passion des hommes eux-mêmes réunis en société, avec leurs désunions et discordes, humeurs et tumultes, accusations et oppositions ? C’est aussi ce qui sépare la pensée politique de Machiavel, comme une voie nouvelle, de la philosophie politique classique ou d’avant lui.  

Exhortation à prendre l’Italie et à la libérer des barbares.

Que l’on ne laisse donc pas laisser passer cette occasion, afin que l’Italie voie, après si longtemps, apparaître son rédempteur… Personne ne supporte la puanteur de cette barbare seigneurie [de cette domination barbare des puissances étrangères]. Que votre illustre maison [les Médicis] assume cette charge… afin que, sous son enseigne, cette patrie en soit ennoblie…

(Chapitre II – Le Prince.)

… Cependant, animé de ce désir qui me porte sans cesse à faire ce qui peut tourner à l’avantage commun à tous, je me suis déterminé [dans les Discorsi] à ouvrir une route nouvelle.

(Avant-propos, Discours sur la première décade de Tite-Live)

 Enfin, La troisième particularité différenciatrice, c’est que les Discorsi font œuvre de travail critique historique. Ce n’est pas du même ordre et registre que Le Prince, bien que complémentaire et en rapport avec celui-ci. Le Prince, en un certain sens, utilise pour l’action politique les résultats du l’analyse et de la synthèse historique effectuées dans les Discorsi. Ceux-ci mobilisent pleinement l’histoire politique d’avant le christianisme, en particulier l’histoire et la pensée politiques de la Grèce des cités et du Rome républicain, et tout cela dans le seul but de refonder la nouvelle pensée politique pour transformer le présent. Il s’agit donc pour Machiavel de comprendre pourquoi le régime républicain a triomphé à Rome, à une certaine époque et comment on peut se servir de son expérience pour inventer une nouvelle politique pour l’appliquer à une Florence où la République a échoué. Comme on peut se rendre compte par son titre : Discours sur la première décade de Tite-Live, l’étude et le commentaire libre de l’histoire romaine écrite par l’historien latin Tite-Live (59/64 av. J.-C.-17 ap. J.-C.) constituent la matière de l’œuvre de Machiavel. Il le souligne lui-même à la fin du Proèmio :

… j’ai cru devoir écrire sur tous les livres de Tite-Live [en vérité les dix premiers], qui, malgré l’injure du temps, nous sont parvenus entiers, tout ce qui, d’après la comparaison des événements anciens et modernes, me paraîtra nécessaire pour en facilité l’intelligence. Par là, ceux qui me liront pourront tirer les avantages qu’on doit se proposer de la connaissance de l’histoire.

(Avant-propos, Discours sur la première décade de Tite-Live)

-------------------------------------------

Les Discorsi se penchent sur les dix premiers livres sur 142 qui composent l’immense ouvrage de Tite-Live. L’œuvre de Machiavel constitue principalement un discours sur l’histoire de Rome à partir de sa genèse jusqu’à l’époque de l’empereur Auguste, donc le commencement du christianisme. C’est-à-dire jusqu’à la République romaine dans sa pleine formation et avant les conquêtes romaines au-delà de ce qui est l’Italie d’aujourd’hui. Par conséquent, c’est ce moment précis qui intéresse tout particulièrement Machiavel dans son entreprise de produire une pensée de la République libre digne de son temps et, si possible, des temps futurs.

Pour définir en quelques mots ce que représente les Discorsi dans l’œuvre machiavélienne - rude tâche car la pensée du florentin est complexe dans sa simplicité énonciative, parfois même ésotérique et quelquefois ambigüe - on pourrait peut-être affirmer ceci, à partir de la notion du sujet politique qui est au centre de toute pensée politique classique ou moderne : si le sujet politique du Prince, comme on l’a souligné et comme son titre l’indique aussi, est le prince, l’autorité, le gouvernement… monarchique dans la perspective de bâtir un Stato (État) uni, puissant et indépendant… le sujet politique des Discorsi est, plutôt, le peuple (popolo), la multitude ou la plèbe dans leurs querelles avec les grands pour ne pas être  dominé dans une République libre. Résumons dans ses grandes lignes le contenu des Discorsi.

Dans le Proèmio, Machiavel définit le but de son ouvrage : chercher dans l’histoire politique des cités antiques, principalement dans l’expérience de la République romaine et en s’aidant de Tite-Live, le ou les modèles à s’inspirer (intelligemment) pour fonder les lois et les institutions appropriées à la conduite de la politique au temps présent. Dans cette tentative, qu’il considère (et revendique) sans précédent et originale, on se rend compte que pour Machiavel, il ne s’agit pas d’imiter (ou de faire imiter aux contemporains) tout simplement l’expérience historique d’une période révolue mais, en partant de celle-ci, il s’agit de frayer une nouvelle voie pour l’avenir en mobilisant le passé.

Les Discorsi se composent de trois livres. Le premier s’intéresse principalement aux hommes qui fondent les cités dans la lutte et dispute, et qui s’emparent du pouvoir, déterminent leur régime, établissent lois et institutions… pour le bien commun, qui évincent les adversaires pour se défendre, se préserver et accroître leur puissance. Le second livre traite principalement des guerres et des rapports entre statos (États). Et enfin le troisième livre développe des considérations originales, conformes à cette pensée qui se veut inaugurale, sur les fondements de l’État et de la religion. Nous nous penchons ici dans notre commentaire sur le livre premier et dans ce livre sur son Proèmio et ses chapitres I et II.

On a souligné que l’ordre civique préférable dans les Discorsi est le gouvernement de la multitude, le régime républicain libre, par rapport aux autres formes de gouvernent : monarchie, aristocratie, tyrannie etc. D’où l’intérêt que vont porter certains philosophes post-machiavéliens à ce penseur considéré comme un grand partisan de la république et des libertés contre la tyrannie, le pouvoir absolu et les abus. En effet, c’est précisément dans les Discorsi  que, par exemple, Spinoza et Rousseau ont trouvé l’amour de Machiavel pour la liberté, comme fondement, à leurs yeux, de la politique moderne.

Citons Spinoza du Traité politique :

Machiavel a peut-être voulu montrer combien une multitude libre doit se garder de confier totalement son salut à un seul homme, lequel, à moins d’être plein de vanité et de se croire capable de plaire à tout le monde, doit redouter chaque jour des embûches, ce qui l’oblige de veiller sans cesse à sa propre sécurité et d’être plus occupé à tendre des pièges à la multitude qu’à prendre soin de ses intérêts. J’incline d’autant plus à interpréter ainsi la pensée de cet homme si sage qu’il est reconnu qu’il a toujours été pour la liberté et a donné sur les moyens de la défendre des conseils très salutaires.

(Traité politique – Spinoza – Chapitre V & 7)

Et puis Rousseau du Contrat social :

Machiavel était un honnête homme et un bon citoyen : mais attaché à la maison de Médicis il était forcé dans l’oppression de sa patrie de déguiser son amour pour la liberté… l’opposition des maximes de son livre du Prince à celles de ses discours sur Tite-Live et de son histoire Florentine démontre que ce profond politique n’a eu jusqu’ici que des lecteurs superficiels ou corrompus. La cour de Rome a sévèrement défendu son livre, je le crois bien : c’est celle qu’il dépeint le plus clairement.

(Du contrat social – Rousseau – Livre III – Note ajoutée dans l’édition de 1782.)

 

Plusieurs idées importantes peuvent être mises en relief dans les Discorsi. D’abord, l’idée de rupture avec l’idéologie de « l’harmonie sociale » issue de la concorde entre les citoyens, l’idée de la paix, de l’unité sociale qui est dominante dans la philosophie politique classique. Machiavel élabore une autre conception de la « politique », fondée sur la reconnaissance des divisions et des « tumultes » qui embrassent le social, toute la société (Discorsi, livre premier, en particulier dans les chapitres : II, IV, V, VI, VII et XVII). L’autre thème important est celui du sens de la République comme « bien commun ». Ce qui, certes, n’est pas nouveau comme on le verra dans un commentaire plus précis, mais, chez Machiavel, ce « commun » est plutôt le produit de querelles et de passions humaines et pas seulement un acte de droit, de législation et d’institution. Querelles et passions non seulement entre le peuple et les grands mais aussi au sein même de la multitude. Enfin, Machiavel considère « l’histoire » comme le résultat des évènements dont l’origine se trouve dans les actions humaines. Ici il n’y rien de transcendant ; tout est immanent. Et c’est ce qui fait de la pensée du florentin une pensée « laïque », non/anti théologique, à une époque historique nettement dominée par le christianisme. Rousseau et Spinoza ont bien vu ce trait essentiel de la pensée politique areligieuse de Machiavel.

-------------------------------------------

Dans le Proèmio, Machiavel revendique l’originalité de ses discours sur l’œuvre de Tite-Live en comparant son entreprise à la découverte « des mers et des terres inconnues » : il s’agit pour lui d’« ouvrir une route nouvelle » en politique. Ce qui n’est pas une affaire paisible mais une aventure « périlleuse », surtout à une époque où, le politique rimant avec le despotique, on peut y laisser sa peau. Le secrétaire à la chancellerie, en personne, après 14 ans de services rendus à l’État, n’a-t-il pas eu à subir l’épreuve de disgrâce, d’emprisonnement et de torture ? L’Avant-propos précise aussi le but recherché des Discorsi. Machiavel veut convaincre ceux de ses contemporains qui s’adonnent aux affaires publiques de la nécessité d’un retour à l’histoire antique pour y puiser des « modèles » de « sagesse et de virtù » à suivre pour la politique du présent, à l’instar des artistes qui « imitent » les statues antiques dans les ouvrages qui servent à l’ornement des maisons.

Dans le premier chapitre, Machiavel examine les conditions de la formation des villes dans l’antiquité grecque ou romaine. Le premier et principal motif qui pousse les hommes à se grouper ensemble et à forger une organisation politique, une cité, c’est pour assurer leur sécurité, pour se défendre contre les attaques qui mettent leur existence en péril, face à l’ennemi extérieur :

Le peu de sûreté que les naturels trouvent à vivre dispersés, l’impossibilité pour chacun d’eux de résister isolément soit à cause de la situation soit à cause du petit nombre aux attaques de l’ennemi… tels sont les motifs qui portent les premiers habitants d’un pays à bâtir des villes, pour échapper à ces dangers.

(Les Discorsi. Livre premier Chapitre premier. Page 35)

On remarque, déjà en ce début du premier chapitre du premier livre des Discorsi, deux approches différentes la raison qui a poussé les hommes à créer des cités, entre la pensée de Machiavel, qui est fortement préoccupé par la question de la défense et de la sécurité face aux invasions étrangères, et la pensée de Politéia chez les grecs anciens, développée en particulier par les sophistes (Protagoras) et surtout par Aristote, pensée qui est centrée sur le naturel de l’homme en tant que zoon politikon. En effet, chez Aristote, que Machiavel a certainement lu, c’est la cité qui fait homme. Elle est, dit-il dans Les politiques, antérieure à la famille et à chacun de nous. C’est donc par sa vie communément organisée en cité (Politeia) que le zoon politikon se fait homme en se différenciant de l’animal.

De plus une cité est par nature antérieure à une famille et à chacun de nous. Le tout, en effet, est nécessairement antérieur à la partie…

(Les politiques. Aristote. Livre I chapitre 2, 1253-a)

… un homme est par nature un animal politique. C’est pourquoi, même quand ils n’ont pas besoin de l’aide des autres, les hommes n’en ont pas tendance à vivre ensemble.

(Les politiques. Livre III chapitre 6, 1278-b)

En résumé, pour le Secrétaire, c’est afin de se protéger que les hommes s’unissent pour fonder la cité, alors que pour le Stagirite, c’est par un acte « naturel » que les hommes s’unissent pour former des villes: l’homme n’est homme que dans la cité. Ce point constitue une des spécificités singulières de la philosophie politique grecque. Les hommes vivent ensemble non pas seulement parce qu’ils ont besoin de l’aide des autres, en particulier pour se défendre, mais fondamentalement et avant tout, « antérieur à chacun de nous », souligne Aristote. Les hommes vivent ensemble par un naturel qui fait que l’homme ne peut développer son « être » qu’avec l’autre. Le soi prend conscience de lui-même qu’en présence de l’autre et réciproquement. On peut résumer cette thématique en avançant l’idée que sur la question de la formation des cités, l’approche théorique de Machiavel est avant tout « politique » : comment se défendre contre le danger extérieur ? Alors que l’approche de la pensée classique grecque, est avant tout, d’ordre philosophique : comment l’homme se fait homme ?

Machiavel énumère par la suite plusieurs types de distinctions qui s’opèrent dans la formation des cités : celles qui sont fondées par des autochtones et celles que créent des immigrants. Les premières sont fondées par une population qui a mis ses forces en commun pour défendre sa sécurité. Les secondes se subdivisent en deux catégories : ou bien leurs habitants demeurent dans la dépendance de l’État d’où ils viennent (ce sont des colonies), ou bien ils jouissent de l’indépendance. Dans chacun de ces cas, il existe des explications d’ordre politique, économique, démographique, colonial etc.

On peut aussi distinguer les cités selon un critère naturel : la stérilité ou la fertilité. D’une part, Il y a des villes bâties sur des terres arides. Ses habitants sont voués aux efforts laborieux pour subvenir à leurs besoins. Machiavel considère que si dans ces villes, ses habitants, «contents de ce qu’ils possèdent entre eux, ne désiraient pas commander à d’autres », elles seront mieux protégées de la discorde et de la division qui peuvent rendre les cités vulnérables aux attaques extérieures. Cependant, il faut admettre que les villes pauvres et sans ressources sont impuissantes à assurer leur défense face aux cités conquérantes, riches et prospères.

D’autre part, il y a les villes bâties sur des terres fertiles. Ici, les habitants sont menacés par l’oisiveté et la richesse. Si ces villes veulent s’accroître, elles seront amenées à instaurer des lois pour enrayer la corruption et le laisser-faire que produisent la richesse et l’abondance. Machiavel donne l’exemple de Rome, fondée par un autochtone ou un étranger : Romulus ou Énée. Elle connaît d’emblée la liberté. Établie sur un sol fertile et favorable à la croissance, elle accepte, en assurant le risque de la corruption, de s’imposer des contraintes, lois et institutions, qui feront sa force.

En résumé, bien que les deux solutions (ville fondée sur terre fertile ou terre stérile) aient chacune leurs avantages et leurs inconvénients, Machiavel considère in fine qu’il est préférable de construire la cité dans un lieu riche, plus apte à la puissance et à l’indépendance, que sur une terre pauvre, sujette à l’impuissance et la servitude. On remarque toujours dans ce chapitre, et dans d’autres aussi, le souci permanent et indéfectible de Machiavel pour la sécurité et l’indépendance de la patrie. C’est ce qui guide principalement sa pensée politique. Ici aussi, c’est ce qui détermine son choix :

Or, comme on ne peut se défendre de leur ambition que par la puissance, il est nécessaire dans la fondation d’une ville d’éviter cette stérilité de pays ; il faut au contraire se placer dans les lieux où la fertilité donne des moyens de s’agrandir et de prendre des forces pour repousser quiconque voudrait attaquer et pour anéantir qui voudrait s’opposer à notre accroissement de puissance.

… Je dis donc que pour bâtir une ville, le lieu le plus fertile est celui qu’il est le plus sage de choisir, surtout quand on peut, par des lois, prévenir les désordres [entendons mauvais désordres qui résultent de la corruption, de l’oisiveté et de la mollesse, fruits naturels de la douceur du climat] qui peuvent naître de leur site même.

(Les Discorsi. Livre premier Chapitre premier. Pages 36-37)

  Dans le chapitre II, Machiavel analyse les différents gouvernements possibles, en restant fidèle à la théorie platonicienne-aristotélicienne-polybienne des trois bons régimes politiques et des trois mauvais dérivant réciproquement de leur dégénérescence. Il paraphrase la théorie cyclique de la succession des régimes politiques, l'anacyclose, exposée par Platon, Aristote mais surtout développée par l'historien grec Polybe de Mégalopolis dans Histoires, livre VI et admise par Cicéron dans le De Republica.

Chez Platon, on le sait, toute constitution  (Politeia) de la cité procède, résulte, de l’âme humaine. Il y a donc autant d’espèces de constitutions qu’il y a d’espèces de caractères, de types, d’homme. Ici, par caractère ou type, il faut entendre chez Platon : l’homme entier, ses dispositions naturelles, sa formation morale, son évolution et la corruption de son caractère. C’est tout cela qui détermine les  différentes constitutions quelles que soient, aussi bien chez les Grecs que chez les barbares (les étrangers). Platon distingue cinq formes de constitution. Une seule d’entre elles est bonne pour lui, les autres sont mauvaises, défectueuses ou inférieures. La constitution bonne et juste, correspondant à l’homme le meilleur, est, bien sûr, dans la pensée platonicienne, une forme aristocratique : c’est la cité gouvernée par l’aristocratie, les meilleurs, où les philosophes sont rois ou bien les rois sont philosophes. Ensuite se suivent les quartes autres constitutions, dans un ordre hiérarchique et descendant, du mauvais au plus mauvais, selon le degré de leurs défauts, donc de la corruption, de la dégénérescence de l’âme chez les individus.  

Or nous avons déjà présenté le type [de constitution] qui correspond à l’aristocratie, et c’est à juste titre que nous avons affirmé qu’il était bon et juste… Ne convient-il pas ensuite de passer en revue les espèces inférieures…

… d’abord la constitution politique qui recherche les honneurs… je l’appellerai ou bien timocratie, ou bien timarchie. Nous poursuivrons en examinant l’homme qui lui correspond, et ensuite nous examinerons l’oligarchie et l’homme oligarchique. Puis, après avoir considéré la démocratie, nous porterons notre regard sur l’homme démocratique. En quatrième lieu, nous en viendrons à la cité soumise à un tyran et porterons cette fois notre regard sur l’âme tyrannique.

(La République. Platon. Livre VIII 544e-545d)

Aristote reprend plus ou moins le schéma de son maître, la configuration des constitutions et de leur dégénérescence, sauf, on le sait, son paradigme de la cité idéelle, qui n’existe nulle part, et qui semble à Aristote imaginaire et irréalisable pour le philosophe « réaliste », non-utopiste, qu’il est. Le Stagirite définit donc les constitutions droites, en vue de l’avantage commun : monarchie, gouvernement de l’un, aristocratie, gouvernement des meilleurs, et le gouvernement constitutionnel de la multitude. Il  définit sur la même logique leurs déviations : la tyrannie pour la royauté, l’oligarchie pour l’aristocratie et la démocratie pour le gouvernement constitutionnel  (Les politiques. Livre III chapitre 7, 1279-a). Tout en restant sur le terrain de la « politique possible », Aristote préconise une constitution mixte comme meilleure forme de gouvernement de la cité.

Sur tous ces points, en particulier sur les formes bonnes et défectueuse des constituions, Machiavel reste tout à fait aristotélicien, comme l’on peut constater dans l’extrait ci-dessous du chapitre II :

 D’autres auteurs, plus sages selon l’opinion de bien des gens [Machiavel entend probablement ici, sans nommer, les « sages » grecs et romains : Platon, Aristote, Polybe, Cicéron etc.], comptent six espèces de gouvernements, dont trois très mauvais, trois qui sont bons en eux-mêmes, mais si sujets à se corrompre qu’ils deviennent tout à fait mauvais. Les trois bons sont ceux que nous venons de nommer [dans le paragraphe précédent c’est-à-dire : le monarchique, l’aristocratique et le démocratique]. Les trois mauvais ne sont que des dépendances et des dégradations des trois autres… Ainsi la monarchie devient tyrannie, l’aristocratie dégénère en oligarchie, et le gouvernement populaire se résout en licence.

(Les Discorsi. Livre premier Chapitre II. Page 39)

Mai là aussi, l’imitation machiavélienne est relative et créatrice de quelque chose de  nouveau par rapport au modèle ancien, historique. Machiavel ne privilégie pas, comme font principalement Platon et, en partie, Aristote, la forme aristocratique du régime : le gouvernement du/des philosophe(s) roi(s) ou le gouvernement des meilleurs. Machiavel prend position pour une République libre et la fait entendre tout au long des Discorsi, bien qu’il admet en même temps, et conformément à sa pensée complexe et conflictuelle, que ce régime du peuple, cette puissance de la multitude, la République, peut aussi être sujet à la corruption, qu’il n’est pas parfait et qu’il peut donc se transformer en une mauvaise espèce et par conséquent ne pas durer longtemps si les conditions de sa pérennité et de son bon état, c’est-à-die les libertés, les bonnes institutions (ordini) et les bonnes lois, les bonnes mœurs (costumi) ne sont pas toutes réunies et préservées. D’où, selon Machiavel, la tentation chez les législateurs avisés d’imaginer un gouvernement « mixte », disons un idéal-type de régime, qui, pour pallier les lacunes de chacune, et pour rendre solide et stable le pouvoir, rassemble les vertus des trois constitutions monarchique, aristocratique et démocratique.   

Je dis donc, que toutes ces espèces de gouvernements sont défectueuses. Ceux que nous avons qualifiés de bons durent trop peu. La nature des autres est d’être mauvais [gouvernement]. Aussi les législateurs prudents ayant connu les vices de chacun de ces modes, pris séparément, en ont choisi un qui participât de tous les autres, l’ont jugé plus solide et plus stable. En effet, quand, dans la même constitution, vous réunissez un prince, des grands, et la puissance du peuple, chacun de ces trois pouvoirs se surveille réciproquement.

 (Les Discorsi. Livre premier Chapitre II. Page 41)

Enfin Machiavel emprunte de Polybe la fameuse thèse du « cercle » des constitutions (l'anacyclose) que sont destinés à parcourir tous les régimes. Selon cette théorie cyclique de la succession des régimes politiques, le gouvernement d'un seul (royauté) dégénère en despotisme. Celui-ci entraîne le renversement de la royauté par une alliance entre le peuple et les puissants qui instaurent l'aristocratie, et celle-ci dégénère elle-même en oligarchie, entraînant l’opposition du peuple, qui pour mettre fin aux abus du pouvoir des grands instaure une démocratie. Mais cette dernière aussi dégénère en ochlocratie lorsque la masse recourt à la force pour imposer tous ses désirs, entraînant l’advenue d’un sauveur, d’un homme fort, qui instaure une royauté et inaugure un nouveau cycle.

Mais, selon Polybe, le mouvement des régimes successifs peut à un moment donné se soustraire à ce cycle maléfique à la condition d’associer dans un même régime, qui serait un gouvernement mixte, les trois principes : Principato (monarchique), Ottimati (aristocratique) et Popolare (Res publica, populaire), dont aucun ne peut perdurer et l’emporter sans dégénérer. Et pour illustrer la solution du régime mixte, qui peut durer longtemps « dans la parfaite tranquillité », Machiavel donne l’exemple de Sparte où son législateur, Lycurgue, organise la cité de telle façon que les trois pouvoirs en présence, c’est-à-dire le roi, les grands et la puissance du peuple (terme utilisé par Machiavel), chacun a sa part d’autorité et de fonctions. Machiavel donne Sparte comme l’exemple historique typique d’un régime mixte sous un bon législateur, qui pu combiner les trois principes et qui par conséquent a vécu libre et harmonieux.

Mais, ici aussi, on note que Machiavel ne reproduit pas tel quel le modèle classique polybéen. Il le modifie ou le complète en accord avec une pensée politique qui se construit chez lui non sur la base de la certitude mais de la non-certitude, non sur la base de l’absoluité mais de la relativité des choses humaines et non sur la base de la nécessité mais de la contingence et du hasard en politique, c’est-à-dire là où « l’évènement » intempestif et imprévu joue souvent un rôle fondateur, créateur. En effet si pour Polybe le mouvement de « cercle » peut s’interrompre avec l’avènement d’un « gouvernement mixte » qui combine les caractéristiques des trois principaux régimes, pour Machiavel, le cercle peut aussi se casser autrement : par la mort de la cité, ce qui mettra fin au mouvement cyclique infernal. La fin positive du cercle chez Polybe (création d’une constitution mixte) se transforme donc ici chez Machiavel en une fin négative, une mort tragique, de la République ou de la cité, et tout cela faute de pouvoir la réformer, l’améliorer… de ses vices, de la corruption. C’est ce qui ressort du chapitre XVIII des Discorsi où Machiavel s’intéresse au cas de la constitution d’un État, une fois qu’on a découvert qu’elle ne peut servir. Elle doit donc être changée ou d’un seul coup ou progressivement. Or, fait remarquer Machiavel, il peut s’avérer que « l’une et l’autre de ses manières sont presque également impossibles » (souligné par nous). En effet, par la manière douce et graduelle, il se peut qu’aucun homme sage ne se présente pour renouveler peu à peu la constitution. Et par l’autre manière, la méthode révolutionnaire, pour changer la constitution d’un seul coup, il faut, dit machiavel, recourir à des voies extraordinaires [en dehors des lois et des institutions, ordini, existantes qui sont inadéquates], à la violence, aux armes ; il faut avant tout se rendre maître absolu de l’État … Et Machiavel continue son raisonnement, inédit dans son genre en politique, en indiquant que devenir par force souverain dans une république suppose un homme méchant ; par conséquent il se trouve bien rarement un homme de bien qui veuille, pour parvenir à un but honnête, prendre des voies condamnables. Machiavel parvient donc à cette conclusion que dans l’impossibilité de toute réforme ou révolution, il arrive un moment où la République libre, disons même la cité en tant que constitution des hommes vivant en liberté, se trouve vouée à disparaître.

De toutes ces causes réunies naît la difficulté ou l’impossibilité de maintenir la liberté dans une république corrompue ou de l’y établir de nouveau.

(Les Discorsi. Livre premier Chapitre XVIII. Page 81)

 Dans la dernière partie du chapitre II, et en partant de l’exemple romain, Machiavel revient sur ses pas et s’aventure sur une autre piste possible en posant la question du bon régime dans son rapport direct avec la conservation de la liberté dans la ville : ce qui s’est fait à Sparte avec un bon législateur, s’est produit à Rome par l’évènement de la désunion entre le Sénat et le peuple. Ce qui a pu conserver  les libertés à Rome, c’est la discorde entre les grands et la plèbe, thème fondamental que Machiavel reprendra dans les chapitres suivants en identifiant la République avec le principe de la liberté et celui-ci avec la discorde et les tumultes dans la cité.

Mais venons à Rome, laquelle, nonobstant qu’elle manquât d’un Lycurgue, qui la constituât à son origine de manière qu’elle pût longtemps vivre libre, néanmoins connut de tels évènements (accidents), nés de la désunion qui régnait entre le Sénat et le peuple, que cela qu’un législateur n’avait pas fait, le hasard le fit.

(Les Discorsi. Livre premier Chapitre II. Pages 41-42)

 Pour élucider ce « renversement » de Machiavel à la fin du chapitre II,  c’est-à-dire le passage du gouvernement mixte harmonieux en éliminant la discorde au gouvernement libre, donc la république, à la faveur de la désunion, citons ici un extrait de l’analyse de Claude Lefort à ce sujet, qui nous semble pertinente et éclairante.

Extraordinaire est l’effet produit par la dernière partie du deuxième chapitre [des Discorsi]… Quoique dans la suite immédiate du texte, l’auteur s’attache encore à montrer… que des accidents ont permis à la République romaine de forger un régime mixte, l’accent mis sur le conflit qui déchira le Sénat et la plèbe… modifie le sens de l’argument. Il ne suffit plus d’observer que le hasard a joué en faveur de Rome : il faut convenir que ce qui fut ailleurs l’œuvre d’un sage législateur [Lycurgue à Sparte] fut ici celle du conflit de classes… le modèle romain en opère ainsi un renversement. Tel est en effet le mérite communément reconnu à Sparte d’avoir, en combinant les trois principes politiques, formé un État harmonieux, c’est-à-dire éliminé la discorde... Or, la virtù de la République romaine, apprenons-nous, tient à la désunion du Sénat et de la plèbe. Les accidents qui le servent… s’organisent en raison de la lutte du peuple et de la noblesse… Ainsi s’ébauche une thèse toute nouvelle : les appétits de classe ne sont nécessairement mauvais, puisque de leur entrechoc peut naître la puissance de la cité.

(Le travail de l’œuvre machiavel. Claude Lefort. Pages 469-470)

------------------------------------------

Au terme de ce travail, que peut-on retenir sur les principales idées qui se dégagent de ce morceau de l’œuvre machiavélienne ? En quoi peut-on affirmer que c’est une pensée révolutionnaire de son temps et en reste toujours actuelle aujourd’hui ?

Retenons-y principalement cinq idées ou concepts:

1° Inventer une nouvelle politique.

Découvrir un nouveau continent à la façon de Christophe Colomb ; frayer une route nouvelle et méconnue en politique, à la recherche des mers et des terres inconnues (Livre premier, l’Avant-propos, page 33); inventer une politique non encore imaginée et pratiquée jusqu’alors, une politique en rupture avec toutes celles qui ont mené aux échecs, en dehors des sentiers battus… telle est l’œuvre politique de Machiavel dans la perspective de préparer les conditions de l’avènement d’un grand État-nation italien, républicain, libre, puissant, uni, intégré et indépendant au sein des grandes puissances européennes… telle est la configuration générale de la pensée politique machiavélienne à l’aube de la seconde moitié du second millénaire occidental.   

2° Mobiliser le passé pour transformer le présent.

Le nouveau continent de Machiavel est une aventure qui n’abandonne pas sa boussole gréco-romaine, comme expérience historique activable et actualisable. Une des singularités propre de la pensée politique machiavélienne réside dans sa façon originale de mobiliser forces et potentialités de l’histoire antique, grecque et surtout romaine, pour inventer une nouvelle pensée politique et une nouvelle pratique politique, un nouveau « faire politique », à même de transformer le présent et l’avenir dans le sens du bien commun, à l’avantage commun (Livre premier, l’Avant-propos, page 33). Que faut-il entendre par ce « retour éternel » aux sources, au monde politique classique d’avant l’ère christique, au Politéia grec et à la Res publica  romaine du monde païen, du temps des dieux et des cités ? Il faut entendre qu’il ne s’agit pas du tout d’une contemplation d’un passé révolu à jamais, d’un retour au même, d’une répétition générale, d’une imitation pure et simple, dogmatique et nostalgique. Cela, Nietzsche, grand lecteur de Machiavel, qui revendiquait à plusieurs reprises la même filiation que le florentin avec les Anciens, l’avait bien compris. Mais il s’agit d’une mise en éveil des belles actions oubliées, plutôt occultées par l’idéologie dominante, chrétienne, de l’époque, il s’agit d’une mise en contribution critique de l’histoire, en saisissant son sens et son esprit – Machiavel souligne clairement : le défaut de véritables connaissances de l’histoire, dont on ne connaît pas le vrai sens, ou dont on ne saisit pas l’esprit (Livre premier, l’Avant-propos, page 34) - pour mettre cette expérience historique au service de la politique du présent, de la politique à venir.  

3° Rejet de la domination.

Le nouveau continent de Machiavel c’est l’Italie refondée, unifiée et surtout libérée de la mainmise étrangère, des puissances extérieures ou intérieures qui font obstacle au projet unificateur-libérateur de la patrie. Le refus d’être dominé par les forces étrangères, la volonté de l’indépendance, de l’unité et de la puissance d’un pays libre – ce qui va être au fondement de la politique de la modernité, c’est-à-dire la création des États-nations, à partir du 19ème siècle un peu partout dans le monde et en particulier en Occident - c’est ce qui constitue un des piliers de la pensée politique de Machiavel. C’est ce qui explique principalement le sens de ses œuvres (Le Prince, Discours sur la première décade de Tite-Live, L’Art de la guerre, Histoires florentines) et détermine son action en politique, en tant que secrétaire de la chancellerie de la République florentine. Rome, ce grand modèle historique machiavélien, n’est-elle pas reconnue par le penseur et l’homme politique italien comme l’archétype de ville par excellence, quelque soit son fondateur Énée ou Romulus, par son caractère libre et indépendant, dès son commencement ? (Livre premier, chapitre premier, page 37). N’a-t-il pas conclu sa principale grande œuvre, Le Prince, par une exhortation à prendre l’Italie et à la libérer des barbares ? Que l’on ne laisse donc pas passer cette occasion, afin que l’Italie voie, après si longtemps, apparaître son rédempteur. (Le Prince, chapitre XXVI, page 273). 

 

4° Pouvoir de la constitution.

Le nouveau continent de Machiavel est fondé sur la Constitution, la bonne constitution. La puissance et la pérennité des cités, Rome, Sparte et Athènes qui en sont les exemples, ne reposent que sur les lois justes et les institutions solides faisant une constitution bonne. Celle-ci est ou bien l’œuvre d’un sage et habile législateur pourvu de grande(s) virtù(s)  ou bien le résultat de l’action commune des hommes eux-mêmes qui se donnent lois et institutions pour prendre en main leurs propres affaires, ou bien enfin, elle peut-être le produit du hasard et de l’évènement, qui font l’histoire et créent des changements. Mais toute constitution comme celle de la République, selon Machiavel, n’est ni sacrée ni éternelle. Elle n’est pas jamais parfaitement stable, ni tout à fait solide. Elle peut devenir (et devient même à la longue) obsolète, périmée et dépassée par les évènements, par l’histoire, par les changements des mœurs et coutumes des hommes et par bien d’autres facteurs, comme toute chose humaine de ce monde. Elle peut et doit donc s’améliorer, se changer, se réformer, avec risques et périls. Elle peut se transformer en son contraire, en son opposé dans un mouvement de corruption et de dégradation successive et cyclique. La constitution peut-même disparaître et mourir tout simplement. La bonne constitution, enfin, est celle de la République : elle est bonne pour bien des raisons mais aussi parce qu’elle est apte à se mettre en cause, se perfectionner :

Les Républiques, au contraire, qui, sans avoir une constitution parfaite, mais dont les principes naturellement bons sont encore capables de devenir meilleurs, ces républiques, dis-je, peuvent se perfectionner à l’aide des évènements.

Il est bien vrai que ces réformes ne s’opèrent jamais sans danger parce que, jamais, la multitude ne s’accorde sur l’établissement d’une loi nouvelle tendant à changer la constitution de l’État [Stato], sans être fortement frappée de la nécessité de ce changement. Or, cette nécessité ne peut se faire sentir sans être accompagnée de danger. La République pet être aisément détruite avant d’avoir perfectionné sa constitution.

(Livre premier, chapitre II, page 38).

La bonne constitution, qu’est la République, loin d’être parfaite, a par conséquent cet avantage par rapport aux autres, cette capacité et cette puissance singulières de pouvoir se mettre en question, se changer, se perfectionner… avec le concours des évènements. Cela ne peut être vrai, bien sûr, que si la multitude s’y prête et s’y consente librement. Mais même dans ce cas, une fin parfaite n’est jamais assurée pour autant, car dans cette la pensée politique machiavélienne, il n’ya pas d’eschatologie, ni religieuse ni séculière, du grand soir, du monde meilleur.

 

5° Puissance de la multitude, Liberté, Discorde.

Le nouveau continent de Machiavel est enfin un régime républicain, une puissance de la multitude, se distinguant de la monarchie, pouvoir de l’Un, et de l’aristocratie, pouvoir de quelques uns. Une république donc, comme on l’a souligné, constitutionnelle et indépendante sous la conduite des lois et des institutions, une république qui doit se perfectionner sans cesse au risque de décliner et périr. C’est la république du peuple qui ne veut pas être dominé, commandé, par l’Un ou les Grands.

Sans doute, à ne considérer que le caractère de ces deux ordres de citoyens, on est obligé de convenir qu’il y a dans le premier [chez les nobles], un grand désir de dominer, et dans le second [chez le peuple], le désir seulement de ne pas l’être ; par conséquent plus de volonté de vivre libre.  

(Livre premier, chapitre II, page 38).

 La République est aussi la puissance de la multitude, qui par sa liberté, son action, ses forces, ses tribuns, ses accusations publiques… agit pour se donner une constitution, des lois et des institutions, et qui prend donc en main par le biais de ses ordini les affaires publiques. La République, c’est aussi l’opposition, la désunion et les querelles entre les grands et le peuple (entre le Sénat et la Plèbe comme dans Rome républicaine) : ce qui rend la République puissante et libre. La République, c’est enfin la liberté. Et le principe de la liberté, c’est la présence d’humeurs, de troubles, de tumultes, des cris, du bruit, des accusations, de disputes, de discordessur la place publique.

Que la désunion du Sénat et du peuple a rendu la république romaine puissante et libre.

Je soutiens à ceux qui blâment les querelles du sénat et du peuple, qu’ils condamnent ce qui fut le principe de la liberté, et qu’ils sont beaucoup plus frappés des cris et du bruit qu’elles occasionnent dans la place publique que de bons effets qu’elles produisent.

Dans toute république, il y deux parties : celui des grands et celui du peuple ; et toutes les lois favorables à la liberté ne naissent que de leur opposition.

(Livre premier, chapitre IV, page 44).

Combien les accusations sont nécessaires dans une république pour y maintenir la liberté.

Il faut regarder les divisions qui existaient entre le Sénat et le peuple comme un inconvénient nécessaire pour arriver à la grandeur romain. Outre les raisons que nous avons déjà alléguées, qui démontrent combien l’autorité des tribuns était une garde nécessaire à la liberté, il est aisé de voir l’avantage que doit en retirer une République : la faculté d’accuser [l’accusation publique].

(Livre premier, chapitre VI, page 52).

 

 ------------------------------------------

 

En guise de conclusion, que peut-on dire aujourd’hui, cinq cent ans après, de «l’actualité» de Machiavel ?

Aujourd’hui, la situation du monde est, à bien des égards, différente de l’époque des principautés en Italie, de l’absolutisme en Europe, de la naissance de la modernité et des États-Nations en Occident. C’est ce qui nous amène à poser les questions suivantes : la pensée subversive et républicaine de Machiavel, pensée qui a su problématiser la politique de son temps, a-t-elle encore cette vitalité d’être lue aujourd’hui pour transformer notre présent ? Est-elle actualisable et transposable dans notre actualité à nous ? A-t-elle encore la puissance conceptuelle de problématiser la politique de notre temps ? En quoi sa pensée peut-elle agir sur une nouvelle pensée politique (ou une nouvelle philosophie politique) à venir, qui soit digne de nos jours? Vaste programme d’étude que nous ne pouvons répondre dans ce bref travail très limité et circonscrit. Ici, nous pouvons simplement énumérer quelques notions machiavéliennes fondamentales, qui n’embrassent pas, bien sûr, l’ensemble du vocabulaire conceptuel du secrétaire florentin, à savoir : Invention de la politique, Domination, Constitution, institution, République, Multitude, Libertés, Discorde… Nous pensons qu’à travers ces notions ou catégories philosophico-politiques, ainsi que d’autres, qui sont revisitées et redéfinies autrement par Machiavel, la pensée politique du secrétaire florentin  reste toujours actuelle, toujours de notre temps. La pensée politique de Machiavel est mobilisable pour ceux qui sont à la recherche d’une nouvelle voie aujourd’hui, pour ceux qui veulent repenser et faire la politique autrement, pour ceux qui veulent inventer ce que nous appelons de nos vœux la politique d’émancipation de notre époque… en un certain sens, si l’on puisse dire, à l’instar de ce qu’a voulu faire machiavel lui-même à son époque pour libérer son monde, du moins l’Italie, de la servitude.    

On sait qu’aujourd’hui, que diverses transformations d’ordre social, politique, économique (national et international), ont changé profondément la situation objective et subjective des hommes et des femmes sur notre terre dans le mouvement pour l’émancipation humaine. On sait que le processus de La mondialisation, aujourd’hui capitalistique, et le processus du déclin des État-Nations, conséquence directe du premier, sont devenus de plus en plus des phénomènes irréversibles de notre époque. On sait que la fin (ou le déclin), en pratique et en théorie, des socialismes du XXe siècle, le réveil des intégrismes, nationalismes et populismes de droite et de gauche, ainsi que les évolutions et mutations du capitalisme devenu postfordiste, mondialisé etc. posent aujourd’hui la question cruciale et vitale de la refondation de la nouvelle pensée ou philosophie politique digne de notre temps. On voit la montée des puissances mondiales, régionales et locales, à l’échelle planétaire, qui se rivalisent, s’allient et s’affrontent aujourd’hui pour la domination à l’échelle internationale, régionale et locale, en s’adonnant à la guerre, au pillage et à l’oppression des peuples. On assiste aussi, un peu partout dans le monde, et ce n’est pas très nouveau par rapport à l’époque de Machiavel, au réveil des religions, de l’obscurantisme et à l’irruption des théocraties et de l’intégrisme religieux, islamique, chrétien etc. Tout cela constitue aujourd’hui le nouveau paysage géopolitique de notre monde, bien différent à biens des égards du monde circonscrit de Machiavel.

En reprenant ici une réflexion d’Agamben dans Moyens sans fins – Notes sur la politique, on peut se demander si, avec la chute du système totalitaire et la crise planétaire de la démocratie représentative-capitalistique et le déclin des États-Nations, la philosophie politique libérée de ses carcans idéologiques d’antan, peut enfin se donner pour tâche majeure la réflexion sur les grands défis de notre temps, en proposant de nouveaux concepts et de nouvelles pratiques correspondant à la nouvelle situation ? Ne nous sommes pas situés aujourd’hui, au 21ème siècle, dans un certain moment machiavélien  Comme se trouvais Marx dans les années 1840, pour reprendre une idée de Miguel Abensour dans sa Démocratie contre l’État ? Si oui il faut déterminer en quoi le spectre de machiavel court (et hante) le monde ?

Il nous semble que cette nouvelle pensée politique à venir, cette invention du nouveau continent politique du temps présent, doit nécessairement refonder ou réinventer ses concepts pour pouvoir exister en tant que philosophie politique. « L’actualité » de Machiavel - comme du reste l’actualité d’autres pensées comme la philosophie de Spinoza, Marx, Nietzsche, la pensée 68 etc. - réside justement, à notre avis, dans ce fait qu’à travers certaines catégories qu’elles développent dans le contexte de leur propre temps, mais actualisables et mobilisables, elles peuvent nous aider aujourd’hui dans la situation actuelle, à imaginer de nouveaux concepts et de nouvelles pratiques pour l’invention d’une autre politique au service de l’émancipation humaine.  

 

------------------------------------------

 

BIBLIOGRAPHIE

1. Discours sur la première décade de Tite-Live –Nicolas MACHIAVEL. Traduit par Toussaint Guiraudet.

 Bibliothèque Berger-Levrault. 1980.

   2. Machiavel Le Prince. Jean-Louis Fournel et Jean-Claude Zancarini. Quadrige Puf 2000.

3. Le travail de l’œuvre. Claude LEFORT. Gallimard. 1972.

4. Histoire de la philosophie politique. Leo STRAUSS et Joseph CROPSEY. Quadrige Puf. 1994.

5. Machiavel et la fragilité du politique. Paul VALADIER. Éditions du Seuil 1996.

6. L’enjeu Machiavel. Gérard SFEZ, Michel SENELLART. PUF (CIPh) 2001.

7. Machiavel et la fragilité du politique, Paul VALADIER, Éditions du Seuil, 1996.

8. La République. PLATON. Trad. Georges LEROUX. GF-Flammarion, 2004.

9. Les Politiques. ARISTOTE. Trad. Pierre PELLEGRIN. GF-Flammarion 1993.

10. Traité Politique. SPINOZA. Trad. Laurent BOVE. Le livre de poche 2002.

11. Moyen sans fins. Notes sur la politique. Giorgio AGAMBEN. Rivages poche 2002.